V/a, Objets noirs et Choses Carrées – Nino Ferrer Revisited (OS.041)

Que reste-t-il à écrire sur Nino Ferrer ? A peu près tout, mais aussi à peu près rien : tout a été dit, déjà, et Nino lui-même a contribué par sa carrière houleuse, son tempérament d’irréductible nerveux, à casser les velléités, les envies et les désirs de tenter de cerner son oeuvre, son parcours, sa vie. Une oeuvre tout en embûches, dressées d’abord pour lui-même, à l’image de son désir premier de ne vouloir sortir son plus grand tube qu’en anglais : Le Sud, s’il s’était écouté, n’aurait jamais existé en langue française.
Au fond, deux ou trois arbres (Gaston, Mirza, le Sud) dissimulent l’ensemble de la forêt si foisonnante de l’oeuvre de Nino. Une oeuvre dont surgissent régulièrement des missives oubliées, comme autant de bouteilles à la mer, qui, soudain, trouvent leur destinataire, des années après avoir été lancées à l’eau. C’est sans doute de cette façon qu’un morceau aussi obscur que la Rua Madureira, dont on ne sait plus exactement sur quel disque original Nino l’avait dissimulé, se trouve aujourd’hui régulièrement réinventé par plusieurs artistes, dont deux sont à écouter ici, sur ce disque qui est peut-être le plus bel hommage possible rendu à un compositeur qui n’avait jamais en ligne de mire ses pairs les plus proches, mais plutôt ses idoles lointaines et ne suivait surtout rien d’autre que sa propre vision.
La Rua Madureira, donc, plutôt que Gaston, plutôt que n’importe quel autre tube, car ce morceau traduit bien tout ce qu’était Nino : un auteur qui visait droit au coeur, un compositeur capable de réinventer les plus belles vagues en vogue de son époque, un interprète d’une subtilité rare, alliant toujours un fond de rugosité et une carapace de tendresse.
Autour de Nino et de ses morceaux, se trouvent rassemblés des artistes qui ont, eux-mêmes, cette idée folle de ne suivre que leur instinct, leur idée de la façon dont la musique peut exister, vivre. Des oeuvres qui font des oeuvres emplies d’une respiration profonde.
Des oeuvres comme celle que vous tenez entre les mains, entre les oreilles – et qui est un idéal parangon de ce que l’on peut faire à partir d’une matière comme celle laissée par Nino. Sans jamais être des parents pauvres des morceaux originaux, ceux qui sont offerts ici sont plutôt des variations extrêmement riches autour des chansons originales, des pistes qu’elles offraient. Enregistrées par Nino Ferrer, elles mettaient en exergue ses choix d’artiste et sa façon unique de confectionner de petits univers sonores comme l’on sertirait un bijou. Reprises par d’autres, elles témoignent d’une myriade de possibles : et c’est bien parce qu’elles s’adaptent sans coup férir aux visions d’artistes comme Foetus qui n’ont a priori rien en commun avec leur auteur original, qu’elles démontrent cette chose si belle : Nino savait écrire des chansons comme personne. Des chansons qui survivent à tout, et sont loin d’avoir terminé leur si belle floraison.

Joseph Ghosn

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FLUCTUAT | PREMIERE
Avec Objets Noirs et Choses Carrées, le label expérimental français Optical Sound rend hommage à un grand iconoclaste de la chanson française : Nino Ferrer. De Nino Ferrer la plupart d’entre nous n’ont retenu que les tubes dadaïstes, “Les Cornichons”, “Le Sud”, “Le Téléfon”, “Mirza” ou ”Oh ! Hé ! Hein ! Bon !”. Certains auront retenu quelques anecdotes rigolotes sur ce père fouettard de la chanson française (dans le sens où Nino, comme Gainsbourg ou Bashung, corrigeait souvent le genre, le guérissant de sa bêtise intrinsèque, de sa superficialité et de sa vanité) qui choisit sa fin de vie en 1998 à Montcuq dans le Lot. Les autres, les vrais fans, les amateurs, les spécialistes, sont surtout en manque d’un auteur-compositeur actuel capable d’écrire et d’interpréter des merveilles comme “Alcina De Jésus”, “Le Sud” (encore), “The Garden”, “La Maison près de la Fontaine” ou encore “La Rua Madureira”. Car oui, si Nino Ferrer, né Nino Agostino Arturo Maria Ferrari, le 15 août 1934 à Gênes en Italie, était ce que l’on appelait à l’époque un “auteur compositeur interprète”, c’était surtout un grand songwriter, un compositeur original et un interprète en effet, hors-pair. Apatride, anarchiste, esthète dans son genre débraillé, Nino Ferrer était certainement l’un des musiciens les plus cultivés de sa génération. Sa musique, l’air de rien, revisitait le jazz, le blues et la folk musique américaine, offrant à la chanson française un lustre et une culture qu’on ne lui connaissait pas. Alors que le fantôme du revival Yéyé pointe son nez depuis quelques mois (un hasard très certainement), le label Optical Sound orienté musiques expérimentales et beaux-arts, sort une très belle compilation, objet-disque comme c’est souvent le cas, accompagné d’un très beau livret (et d’une présentation signée Joseph Ghosn), dédié à l’Italo-Français disparu trop tôt. Objets Noirs et Choses Carrées donc – un titre inspiré par la chanson “Madame Robert” qu’aurait adoré celui à l’origine de cette initiative – que l’on doit à un autre outsider de nos contrés, Philippe Perreaudin membre du groupe free-rock, jazz et électronique, Palo Alto. Perreaudin, entouré de dix-neuf artistes tous français, à l’exception de J.G. Thirwell, godfather de la musique industrielle des 80’s, parmi lesquels Etienne Charry (un temps membre du groupe Oui-Oui avec Michel Gondry), Arthur Ferrari, l’un des deux fils de Nino qui participa entre autre en son temps à L’œil du Cyclone, l’émission culte de Canal + avec les frères Lefdup, ou encore The Garçon (pour une formidable reprise frigide et “suicidaire” comme on dit “frigidaire”, de l’indétrônable “Mirza”), mais aussi Cocoon, Molypop, David Fenech, le Non Finito Orchestra, Norscq, Bernard Szajner et bien sûr Palo Alto (feat Laurent Pernice) qui tous revisitent le répertoire d’un artiste majeur du XXième siècle, auteur de pas moins de 16 albums à redécouvrir. Avec cette compilation, Philippe Perreaudin et Optical Sound donnent à voir les liens cachés, les inspirations communes qui existent, comme des fils invisibles tendus entre des univers parallèles, entre des musiciens d’horizons extrêmement variés (et souvent à mille lieux de celui de Ferrer) et l’œuvre de cet atypique artiste. Plus loin encore, Objets Noirs et Choses Carrées laisse entrevoir également, ce qu’un personnage comme Nino Ferrer aurait pu faire, aujourd’hui, entouré d’une telle fratrie !

Maxence Grugier | Fluctuat | Premiere | avril 2012

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Description

« Mon père est un homme de bien
Il possède des magasins
D’objets noirs et de choses carrées
Il est sujet aux rhumes en été »
Nino Ferrer, Madame Robert, 1967

OBJETS NOIRS ET CHOSES CARRÉES
NINO FERRER REVISITED

Après avoir rendu hommage à Ptôse (Ignoble vermine, Muséa, 2004) et à Tuxedomoon (Next to Nothing, Optical Sound, 2006), Philippe Perreaudin (membre du groupe PALO ALTO) récidive cette fois avec Nino Ferrer.
Des premiers tubes 60’s aux albums concept des 70’s, le répertoire de N. Ferrer contient quelques chefs-d’œuvre devenus des standards. Influence majeure de nombreux musiciens de tous horizons, aussi bien pour son œuvre que pour son parcours, Ferrer demeure, à l’instar d’un Bashung ou d’un Christophe, une figure atypique et décalée de la chanson française.
Les 19 versions proposées ici ne sont pas toutes à proprement parler des « reprises ». Il ne s’agissait d’ailleurs pas de « reprendre » Nino Ferrer, mais de le revisiter. Chaque groupe ou artiste se réapproprie donc le titre de son choix tout en restant fidèle à son propre univers musical, souvent aux antipodes de ceux (et ils sont nombreux) abordés par Nino.
A l’exception de J. G. Thirlwell, compositeur australien issu de la mouvance « Industrial Music » des 80’s (Fœtus), les musiciens présents sur cet hommage font majoritairement partie de la scène underground française, elle-même déjà très active à la même époque. Enthousiasmé par le projet, Arthur Ferrari, un des deux fils de Nino, participe également à l’aventure en accompagnant les frères Lefdup, figures emblématiques de l’âge d’or de Canal+ (l’excellente émission  L’oeil du cyclone, entre autres). Quant à Etienne Charry (co-fondateur du groupe Oui-Oui avec Michel Gondry et pilier de l’écurie Tricatel), sa version des fameux Cornichons retrouve la saveur de l’instrumental original (Big Nick, de James Booker, arrangé et transformé en chanson à succès par Nino Ferrer en 1969).
Objets noirs et choses carrées (référence directe à la chanson Madame Robert) apporte donc un éclairage inédit et particulier sur la riche discographie de cet artiste majeur disparu en 1998.